L’article de Fred Cavazza « De l’émergence de super-puissances numériques » paru le 29 septembre 2019 est très intéressant. J’aime bien ses analyses toujours pointues et pertinentes. Mais sur ce dernier article, j’ai quelques réticences. Voici une présentation de ses idées, puis de mes réflexions.
Laisser les GAFA prospérer
Dans son article, Fred Cavazza aborde plusieurs points :
– Il souligne que détester les GAFA soit maintenant à la mode. Y compris chez les anciens collaborateurs de ces sociétés.
– Il relève avec raison que l’Europe a d’incroyables talents numériques.
– Mais il conteste l’intérêt d’un démantèlement des GAFA. Il évoque d’une part les effets induits négatifs, comme un renchérissement du coût de la publicité qui va déstabiliser le secteur. Et d’autre part une impossibilité technique de procéder à un démantèlement.
Il conclut sur ce point :
« Au final, ne serait-il pas judicieux de laisser les GAFA prospérer et de se concentrer sur des solutions fiscales permettant aux différents pays de récupérer les taxes dues ? D’autant plus qu’à l’approche du Brexit, Boris Johnson n’a pas caché son ambition de faire du Royaume-Unis le Singapore européen et d’accélérer ainsi le dumping fiscal. (…) Je suis persuadé que la meilleure approche est celle du pragmatisme : accepter la domination technologique sino-américaine et nous en accommoder, car je ne vois pas bien comment nous (Européens) pourrions remettre en cause leur hégémonie. »
Je lui ai soumis quelques remarques (au travers de son blog) que je partage sous forme enrichie ci-dessous.
Construire une nouveau contrat social numérique
Selon moi :
– D’abord les effets induits négatifs d’un démantèlement des super-puissances numériques existent bien sûr (notamment en termes de marché de la pub comme il le souligne) mais ils seraient à mes yeux moindres que les effets induits positifs.
– Ensuite, on ne peut contester qu’un démantèlement soit difficile. Mais est-ce une bonne raison ? Serait-ce plus difficile que le démantèlement de la Standard Oil ou d’AT&T. Deux autres monstres tentaculaires qui en vertu du Sherman Antitrust Act ont effectivement été découpés ?
– Mais le vrai problème n’est pas là me semble-t-il. Le vrai problème réside dans le potentiel de dangerosité de ces mastodontes. Comme l’a dit un twittos avec cynisme et humour à propos de Google : « Je ne vois pas en quoi une entreprise qui contrôle la majorité de la recherche, la pub, l’email, le navigateur, le téléphone, les tablettes, les cartes, les vidéos, les stats des sites internet, et qui met des micros connectés chez vous, … pourrait un jour être un problème ». Il est évident que la concentration des pouvoirs est trop forte. Et elle le sera encore plus dans l’avenir. D’où l’intérêt d’un démantèlement préventif avant une grosse catastrophe.
Séparation des pouvoirs « numériques
Montesquieu a proposé la séparation des pouvoirs « physiques » (législatif, exécutif et judiciaire) face aux abus de l’ancien régime. Il faut que nous envisagions une séparation des pouvoirs « numériques ». N’attendons pas que ces nouveaux despotes abusent de leur position dominante. Nous acceptons une domination totale car nous considérons que ces despotes sont aujourd’hui éclairés. Mais le risque qu’ils deviennent abusifs est réel. C’est un risque que nous ne pouvons pas admettre.
Nous sommes donc face à une obligation de réinventer le contrat social du XXIème siècle. C’est le devoir de notre génération, qui a vécu sans internet, et qui laissera demain un monde entièrement numérisé. Si Barlow a fait la « Déclaration d’indépendance du cyberespace », il faut un nouveau Montesquieu pour créer le nouveau contrat cyber-social. Attendre une famine numérique, comme en 1788, une révolte populaire comme en 1789, une prise de la Bastille cybernétique, une dictature des internautes radicaux comme sous la Terreur, … tout cela n’a pas de sens. Prenons les devants, démantelons les GAFAM tant que cela est possible « sereinement », et avant que cela ne puisse se faire que dans la douleur.
Tiers-Etat numérique
La métaphore peut être filée facilement, car il est clair que nous formons le tiers-Etat numérique ! Les GAFAM sont la nouvelle aristocratie, et les disciples de la Singularité forment le nouveau clergé. Leur mythologie socioéconomique ne sert qu’à justifier de la domination des barons du numérique. La dime, que nous autres paysans numériques payons servilement, se prélève sous forme de temps de cerveau disponible, d’une part, et de l’alimentation de leurs outils d’intelligence artificielle, d’autre part. La famine numérique est bien sûr liée à la baisse de nos facultés cognitives que les sociologues et psychologues dénoncent depuis maintenant quelques années.
L’Europe pourrait mener un beau combat dans le démantèlement des super-puissances numériques, couplé avec la construction d’une industrie numérique européenne. Faire l’un sans l’autre n’aurait pas de sens. Et neutraliser le Charribde américain, ne doit pas nous pousser vers le Scylla asiatique.
Jerome Bondu
Sur le même sujet :
– Quel est le problème avec les GAFAM ? Entretien avec Idriss Aberkane sur la souveraineté numérique.
– Cartographie des ouvrages sur les GAFAM (billet 4 sur 5).
– Article d’Usbek & Rica : « Pourquoi il faut se défendre face aux GAFAM ».
Source image : Wikipedia