Le « viol des foules » est une expression très violente. Elle exprime le degré le plus avancé dans la manipulation d’une population. David Colon auteur de « Propagande – manipulation de masse dans le monde contemporain » l’a utilisée comme titre d’une partie de son livre. Livre que j’ai beaucoup apprécié et dont j’ai fait une note de lecture en 5 articles :
– Première partie : La fabrique du consentement
– Deuxième partie : Le viol des foules
– Troisième partie : Le triomphe de l’image
– Quatrième partie : La propagande à l’ère de la « post-vérité »
– Quatrième partie (suite) : Les techniques de l’industrie du mensonge
Deuxième partie : Le « viol des foules » et les manipulations de masse
V – L’âge d’or de la propagande politique
Le « viol des foules » par la propagande politique passe par une connaissance toujours plus fine des mobiles et motivations des citoyens. L’auteur rappelle que le bahaviorisme est né aux États-Unis à la fin du XIXème siècle et avait pour « objet d’étude le comportement observable des individus ». Ces travaux se sont trouvés renforcés par ceux de Ivan Pavlov sur les « réflexes conditionnés ». Plus tard Clyde Miller va identifier quatre leviers pour déclencher un réflexe :
1. Le levier de vertu, qui associe un symbole à des éléments positifs (par exemple un drapeau).
2. Le levier de rejet, inverse du premier levier.
3. Le levier d’autorité, par exemple le témoignage d’une personne reconnue.
4. Le levier du conformisme, qui fait appel aux émotions collectives.
Gustave Le Bon est le premier théoricien du viol des foules. Il a déterminé qu’une foule se comporte de manière spécifique. Il cite comme exemple la foule qui a voté l’abolition des privilèges la nuit du 4 aout 1789 « qu’aucun membre de l’Assemblée constituante, pris séparément, n’aurait accepté ». Dans ce cas, les manipulateurs vont avoir beau jeu de constituer des foules : ce seront les grands rassemblements des régimes fascistes, les défilés nazis… La foule sera unifiée par des chants, des défilés de nuits à la lueur des torches, avec les symboles (par exemple la croix gammée). Mais fidèle à son axe de travail, l’auteur démontre que les démocraties font aussi usage de propagande douce. Il cite Jean-Marie Domenach « en réalité, si des techniques douces remplacent des techniques dures, le fond de la propagande n’est pas essentiellement changé ». Rosser Reeves a inventé le concept de « proposition unique de vente » « et l’a appliqué dès 1952 à la campagne présidentielle d’Einsenhower sous la forme d’un véritable bourrage de crâne à coup de spots de radio et de télévision ». Cela permet de s’adresser aussi à l’individu dans la masse.
VI- La persuasion par la publicité et le marketing
Le chapitre suivant présente le travail de Bernays avec notamment la Beech-Nut Packing Company, la campagne Light’s Golden Jubilee, le travail pour l’American Tabacco Co. et l’instrumentalisation de la féministe Ruth Hale porteuse de la « torche de la liberté ».
Ernst Dichter, psychanalyste autrichien installé aux Etats-Unis développe l’idée que l’acte d’achat est moins lié aux qualités intrinsèques des produits qu’à ses propriétés symboliques. Il dit ainsi aux vendeurs de chaussures « Aux femmes, ne vendez pas de chaussures, vendez-leur de jolis pieds ».
Un palier est encore franchi avec le neuromarketing et le marketing prédictif, illustré par l’affaire Target.
VII – La gouvernance des conduites
Outre le fait de « vendre » un président ou un produit vu dans les chapitres précédents, la manipulation va permettre aussi de vendre des politiques durant la guerre froide.
David Colon rappelle les expériences de manipulation mentale :
– L’expression « lavage de cerveau » est créée à partie de l’expression chinoise « Xi nao » signifiant « nettoyer l’esprit ».
– La manipulation mentale devient une priorité pour la CIA qui lance sous la direction de Sydney Gottlieb en 1951 le projet Artichoke qui deviendra en 1953 MK-Ultra. Il y aura au total une centaine de sous-projets comme « le contrôle directionnel à distance des activités de certains centres spécifiques du cerveau » (MK-94), ou « l’étude des stimulations électriques du cerveau » (MK-142). Ces activités ne prennent fin qu’en … 1973 !
La maîtrise du comportement humain a accouché non pas d’un « big brother » mais d’un « little brother » qui vise non pas à nous contrôler, mais à orienter les choses, à « conduire les conduites » : Cela passe par la mise en place de label, ou des campagnes de communication « mangez au moins cinq fruits et légumes par jour ». Cela passe aussi par le nudge, méthode douce pour inspirer les bonnes décisions, développée par Richard Thaler (c’est par exemple la mouche au fond des urinoirs pour « aider » les hommes à bien viser).
Le chapitre se termine sur la gouvernance algorithmique des GAFAM, le rêve de biocontrôle, le transhumanisme et le hacking humain.
VIII – La parole manipulatoire
La manipulation cognitive du langage repose sur deux techniques : L’amalgame, quand par exemple l’extrême droite amalgame immigration et délinquance. Le cadrage manipulateur, dont la novlangue d’Orwell est un parfait exemple. Les nazis ont créé peu de néologismes, mais ont repris des mots existants pour en changer la valeur. On aura de nos jours u très bon avec le mot « vidéosurveillance » transformé en « vidéoprotection ».
Clyde Miller est à l’origine d’une réflexion sur les sept techniques les plus courantes de manipulation (édité via le bulletin Propaganda Analysis) :
- L’injure, étiquetage péjoratif.
- La banalité, associer une idée ou un individu à des vertus génériques (ex : être en faveur de la paix).
- Le transfert, étendre à un objet le sentiment éprouvé vis-à-vis à d’un autre objet (ex : les Républicains cherchent à être associés à Reagan).
- Le témoignage, notamment des leaders d’opinion.
- L’appel aux gens ordinaires consiste à se présenter comme issu du peuple.
- « L’empilement des cartes », consiste à multiplier les faits biaisés.
- « L’effet du train en marche », consiste à inciter au conformisme parce que « tout le monde le fait » déjà.
On peut ajouter au travail de Clyde six compléments :
- La simplification entre deux valeurs, le bien et le mal.
- L’affirmation, qui « consiste à énoncer une idée discutable comme un fait ».
- La comparaison inachevée, par exemple « Omo lave plus blanc » … que quoi, on ne le sait pas !
- La répétition, comme l’a fait Caton l’ancien avec son antienne « carthago delenda est ».
- La triangulation, qui vise à récupérer les idées d’un camp adverse pour élargir sa base.
- La « Vaccine », qui consiste à confesser un mal accidentel pour cacher un mal principiel.
IX – Le storytelling ou l’avènement de l’âge narratif
David Colon fait rentrer l’âge du narratif vers les années 1990 quand les entreprises américaines ont entrepris de changer le « marketing de l’image de marque » pour « l’histoire de marque ». Et il raconte l’histoire revisitée de Van Cleef & Arpels, de Levis et de Firestone. Mais le storytelling avait gagné le monde politique auparavant comme le montrent les histoires de Nixon ou Reagan. Reagan « apparait comme l’initiateur d’une nouvelle gouvernance, une sorte de narrachie, de présidence narrative ». Pas étonnant que pour un ancien acteur « la dimension performative du récit prime sur sa véracité ». Pour les spindocteurs, la gestion de l’agenda et de l’histoire du jour est essentielle. Karl Rove, principal spindoctor de Bush sénior a nommé cela en 2006 la stratégie de Shéhérazade… Chaque jour inventer une nouvelle histoire pour échapper à la mort. Cela a contribué à la feuilletonisation de la vie politique. Et quand cela se passe à l’échelle d’une nation, on parle de « roman national » ou de nation branding.
Plus de liens sur le « viol des foules » et l’influence
J’avais déjà beaucoup apprécié le dernier livre de David Colon que j’avais aussi chroniqué « Les maîtres de la manipulation » (notes 2, 3 et 4)
N’hésitez pas à consulter les formations Inter-Ligere sur l’influence :
I1 – Formation Lobbying, influence et cartographie décisionnelle.
I2 – Formation Gérer les rumeurs et les crises sur Internet.
I3- Formation Développer son réseau relationnel.
I4- Formation Développer son réseau relationnel et se former au langage non verbal.
I5- Formation Stratégie de communication dans les médias sociaux.
Je publierai le troisième article demain.
Jérôme Bondu