J’ai lu Lobbytomie – Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie (Ed La Découverte) de Stéphane Horel. L’ouvrage est intéressant à lire, même si je pense que la forme aurait pu être optimisée.
L’auteure (le prénom Stéphane peut être féminin) est journaliste au monde.
Avant de commencer, je précise que j’ai déjà travaillé en tant que consultant pour des lobbies, notamment dans la pharma, mais jamais de ceux qui utilisent des techniques de manipulations comme celles décrites ci-dessous. De même j’enseigne les bases du lobbying dans le cadre de mes formations sur l’influence, mais il y a une ligne de partage très claire entre éthique et non-éthique. Ce qui est décrit dans le livre, et que je vais résumer ci-dessous, présente les dérives du lobbying.
Commençons par les choses intéressantes. Nous verrons les questions de forme plus bas.
Les lobbies ont capturé la démocratie
L’auteure attaque de front des firmes dont « les dirigeants prennent en toute conscience des décisions qui vont à l’encontre de la santé publique et de la sauvegarde de l’environnement ».
– « Un certain monde du business est engagé dans la déconstruction de la science et du savoir dans le seul but de vendre des produits toxiques. »
– « Ces firmes usent de stratégies pernicieuses afin de continuer à diffuser leurs produits nocifs, parfois mortels, et de bloquer toute réglementation. »
– Stéphane Horel nous fait découvrir « un monde cynique dénué de toute morale ». « Les lobbies ont capturé la démocratie et ont fait basculer notre système en lobbytomie ».
Quelle sont ces firmes ?
L’auteure de Lobbytomie incrimine surtout :
– Lobby du tabac (Philip Morris, British American Tobbacco).
– Lobby de la chimie et des pesticides (BASF, Bayer, Monsanto, Dow).
– Lobby du pétrole (Chevron, Exxon, BP).
– Lobby du sucre (Coca-Cola).
La démonstration de l’auteure
– Stéphane Horel présente d’abord Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, puis John Hill (qui a créé la société Hill & Knowlton). Si Bernays a fabriqué le consentement, Hill a fabriqué la controverse.
– Elle présente ensuite les méthodes pour lobbytomiser le monde. Le rôle des firmes bien sûr, des intermédiaires que sont les lobbyistes, mais aussi la passivité et la naïveté des structures en charge de la régulation.
– Pour ce faire, elle a réalisé un travail de bénédictin en épluchant des fonds de documentations, tels que le Monsanto papers, ou des milliers de « déclaration d’intérêts ».
Elle présente toutes les méthodes utilisées et les déviances possibles ! Panorama
1- Instrumentaliser la science.
L’auteur explique qu’il existe une science académique, mais aussi une « science règlementaire » qui est laissé entièrement à la discrétion des entreprises.
– Autant la science académique se doit de suivre des règles strictes pour mener à bien des expériences. Autant les essais cliniques des firmes pourront sur simple déclaration se dirent conformes aux « bonnes pratiques de laboratoire » sans jamais avoir à dévoiler leurs modes opératoires car elles seront protégées par les secrets industriels et commerciaux. C’est ce que l’auteure appelle « la science par dérogation ».
– L’auteure démonte au passage le modèle global de production de la science. Elle dénonce par exemple le modèle économique des éditeurs de revues scientifiques qui font payer pour ce qu’elles obtiennent gratuitement. Autre exemple, elle rappelle le « facteur d’impact » (citation par des pairs) mais soulève qu’il manque pour que ce soit équitable un « facteur de complaisance ».
Créer des éléments de défense de leurs thèses :
– Acheter des expérimentations à des scientifiques renommés, et orienter leur recherche. Des études ont montré qu’offrir un repas à un scientifique pouvait déjà orienter sa vision. D’où le mouvement intitulé « Aucun repas n’est gratuit » (p169).
– Créer des liens de dépendance avec des scientifiques, les transformer en débiteurs.
Créer des outils de diffuser de leurs pseudo science.
– Créer des journaux pseudo scientifiques pour disséminer de la fausse science.
– Pour finir, créer des pseudo événements scientifiques pour donner une part de voix à ces pseudo scientifiques. C’est le phénomène de « chambre d’écho ».
2- Jouer sur la naïveté des régulateurs :
L’auteur de Lobbytomie explique aussi que la Commission Européenne fait des lois en copiant-collant des textes écrits par des lobbies. Elle parle à leur propos « d’inculture scientifique » et de « science au pays des bisounours ». Pour un représentant de l’EFSA (autorité européenne de sécurité des aliments) « la pratique du copier-coller relevait pour eux de la routine » (p287). Ces acteurs de la régulation se croient immunisés contre le lobbying et les tentatives d’influence des industriels (p238).
3- Jouer sur les incohérences des lois ou règles.
Ainsi elle explique que les « déclaration d’intérêt », que tout scientifique doit normalement préciser lorsqu’il écrit un article, ne sont jamais vérifiées. Les collègues relecteurs répugnant à « faire la police » ! Les journaux scientifiques ne contrôlent pas. Ainsi que les instances de régulation comme l’EFSA qui ne fait aucune vérification des déclarations d’intérêts des documents scientifiques qu’elle reçoit (p228). Ces mêmes instances expliquent que s’ils ne devaient utiliser que les documents émis par la science académique, ils n’auraient plus grand-chose à lire. Dans le même sens, ces instances se plaisent à créer des panels collégiaux (science académique + science de dérogation) . Comme si intégrer l’ivraie dans le bon grain avait du sens…
4- Jouer sur les mots et faire de la novlangue.
Le plus bel exemple est le remplacement du mot pesticide (qui fait peur) par phytosanitaire (qui fait beau). Remplacement du mot fracturation hydraulique dans le cas du gaz de schiste, par massage, stimulation ou brumisation de la roche.
5- Se défausser sur la liberté individuelle.
L’addiction à la cigarette est donc présentée comme un choix personnel.
6- Entretenir le doute : Par exemple on ne peut pas prouver que le tabac tue, car on ne peut pas prouver que tout le reste de l’environnement des fumeurs ne joue pas de rôle (peut-être sont-ils morts aussi l’air pollué, d’une mauvaise alimentation, …).
7- Promettre de s’autoréguler.
8- Mener des procès, intimider.
L’auteure résume ces actions en une « destruction de la connaissance et de l’intelligence collective ». Elle utilise le terme agnotologie pour cette science de destruction des savoirs.
Quelles solutions contre cette Lobbytomie ?
Il y en a d’évidentes :
– Par exemple faire une base des conflits d’intérêts, publique et consultable, qui empêcherait les déclarations fausses, biaisées, ou à géométrie variable (différente d’un article à un autre).
– Sensibiliser tous les corps législatifs aux mécanismes des lobbies.
– Et en parallèle, éduquer le grand public pour qu’il apprenne à lire une étiquette et ne soit pas le jouet final de cette farce.
Tout ceci fait que ce livre est à lire. Par contre, je me permets une petite critique sur la forme :
– D’abord j’ai eu souvent l’impression que les différentes parties ont été écrites indépendamment les unes des autres. Il y a parfois des redites qui montrent que l’ensemble manque de liant. Par exemple on retrouve au moins trois fois cette phrase quasiment in extenso « l’herbicide le plus utilisé au monde, commercialisé sous le nom de Roundup, a été jugé « cancérigène probable pour l’homme » (catégorie 2A) ». Autre exemple, l’auteure nous parle d’un acteur, puis le représente 20 pages plus loin.
– Ensuite, je pense que le tout aurait pu être plus condensé. Certaines démonstrations tirent un peu en longueur.
Mais au global, Lobbytomie est un livre à lire car on y apprend comment et pourquoi une forme de lobby perverti les décisions qui engagent notre santé.
Jérôme Bondu
L’auteure
Stéphane Horel, journaliste indépendante et collaboratrice du Monde, explore de longue date l’impact du lobbying et des conflits d’intérêts sur les décisions politiques. En 2017, son travail sur les perturbateurs endocriniens – qui a donné lieu au livre Intoxication, La Découverte, 2015 – a été récompensé par le prix Louise Weiss du journalisme européenn. En 2018, elle a reçu, avec Stéphane Foucart, le European Press Prize de l’investigation pour leur série sur les Monsanto Papers publiée dans Le Monde.
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Voici la cartographie, réalisée à la lecture de Lobbytomie, qui a généré la structure de l’article :