J’ai lu il y a plusieurs mois le dernier livre de Daniel Cohen « Il faut dire que les temps ont changé » (paru en 2018). L’auteur fait une analyse des risques de la numérisation des services.
Daniel Cohen (décédé en aout 2023) était membre fondateur de l’école d’économie de Paris, ancien membre du Conseil d’analyse économique, professeur d’économie à l’École Normale Supérieure. Les transformations du capitalisme et de la société industrielle étaient ses sujets de prédilection. Il a écrit de nombreux essais et reçu de nombreux prix, dont le prix du livre de l’économie, en 2000 et en 2012.
Croissance finie
Grand stress économique
Daniel Cohen reprend tout d’abord une analyse de Jean Fourastié dans son livre paru en 1948 « Le grand espoir du XXe siècle » : Pour Fourastié le monde a d’abord vécu de la terre, puis de la matière, et vivra au XXe siècle des services à la personne. Partant de cette vision, Cohen continue : Si l’on a pu améliorer la production agricole, puis industrielle, avec les services à la personne on se heurte à un mur. En effet, un coiffeur, un dentiste ou un aide à domicile ne pourront jamais passer plus de temps qu’il n’y a d’heures par jour. De ce fait, on ne peut pas avoir de croissance indéfinie dans cette société de service à la personne… D’où un grand stress économique.
Numérisation des services
Sauf que, la numérisation de ses services permet de restaurer un espoir de croissance exponentielle. Et c’est ce qui se passe actuellement selon l’auteur.
- Attention, Uber ou Airbnb n’est pour lui que le début. C’est une amélioration à la marge de ce qui se faisait avant. Ces entreprises représentent une amélioration des « externalités » comme le disent les économistes. Cela n’optimise que le trajet en voiture, ou la location de chambres vacantes.
- La numérisation globale va aller beaucoup plus loin. Et cette perspective est bien symbolisée selon lui par le film Her, qui voit une espère d’intelligence artificielle séduire individuellement des milliers d’hommes. Je rappelle que Daniel Cohen a écrit son livre en 2017.
Risques de la numérisation
A mes yeux, le cœur du livre se situe dans l’analyse des risques de la numérisation du monde.
Transfert à la charge du consommateur
Selon l’auteur cette numérisation porte en elle de nombreux risques : d’abord la déshumanisation de la société. Et la paupérisation d’une partie grandissante de la société. « La prolétarisation des emplois de proximité résulte de plusieurs phénomènes. Pour une part ils ont été le déversoir de ceux qui ont été détruits dans les autres secteurs. (…) [d’autre part] Avec la numérisation, nombre de tâches ont été sous-traitées au consommateur lui-même. (…) Tout ce qui ne bénéficie pas d’un rendement d’échelle tend à être transféré à la charge du consommateur… ».
Je trouve cette dernière phrase tellement vraie ! Nous autres internautes sommes devenus les secrétaires de nos propres inscriptions à des services.
Réseaux sociaux qui désocialisent
Autres risques de la numérisation : Daniel Cohen critique ensuite l’obligation d’être sur les réseaux dits sociaux, mais qui en réalité désocialisent : « Il semble au contraire que l’effort pour participer au réseau, y trouver sa place, y être reconnu, soit l’annonce d’une servitude nouvelle davantage que la promesse d’une libération ». (p 200). « La génération iPhone est en train de nouer un rapport étrange avec la politique. Elle semble hésiter entre l’apathie et la radicalité » (p 204)
Là encore, je trouve l’analyse très juste.
Contrôle des empires privés numériques
Daniel Cohen propose un contrôle éthique et réglementaire des empires privés constitués sur la base de la collecte (non consentie) de nos données numériques. « L’autorégulation ne suffira pas, même si les GAFA se présentent tous comme des parangons de vertu » p217. Parmi les pistes évoquées, il y a la surveillance des GAFA eux-mêmes, et l’auteur propose une application des lois antitrust. Il évoque aussi un « habea corpus numérique » qui à ses yeux est devenu indispensable. Il propose dans cette continuité une sorte de « repos dominical » de l’internet, une pause consentie pour se refixer sur ce qui est important. Il évoque enfin l’apprentissage aux enfants du codage, pour savoir comment fonctionnent les algorithmes et en rester maître.
On pourra lire sur le même sujet les Servitudes virtuelles de Jean-Gabriel Ganascia ou Apocalypse cognitive de Gérald Bronner.
Risques du transhumanisme
Sa vision de l’intelligence artificielle et du transhumanisme est très critique. Il explique notamment dans une sorte de raccourcis (dont Yuval Noah Harari s’est fait la spécialité) « L’homme fut longtemps animiste, persuadé que les animaux et les forêts étaient les corps et les habitats des dieux. Il fallut la révolution néolithique, la découverte de l’agriculture, pour qu’il s’autorise à domestiquer les bêtes et cultiver la terre. L’Homme dut pour ce faire changer de dieux, afin d’en adorer de nouveaux qui bénissent l’élevage et le pâturage. Le voici embarqué dans une nouvelle révolution psychique, dans laquelle il sera tenté de prêter une âme à des machines qu’il a construites lui-même ». (p 170)
Je rajoute que très tôt, on a vu l’émergence de cela avec le projet Eliza.
Consommation énergétique des machines
Pour finir, j’ai beaucoup aimé les digressions biologiques :
- D’un côté, Daniel Cohen explique que l’Homme a un ADN d’un équivalent d’un giga bits de données. Ce qui est « relativement » pauvre et qui pousse certains à vouloir l’augmenter avec un complément de silicium …
- De l’autre, on ne fait pas mieux que le cerveau humain. La simulation par ordinateur du fonctionnement des 90 milliards de neurones consomme l’équivalent de 12 gigawatts. Alors que notre cerveau biologique ne consomme que 20 watts. (p222) C’est encore et toujours un modèle d’efficacité et de sobriété ! À l’heure de la crise énergétique, ce n’est pas si mal.
Beaucoup d’experts ont comparé comme le fait Daniel Cohen les consommations entre notre cerveau et les machines.
- Je cite Yann Le Cun dans son ouvrage « Quand la machine apprend » : « Quand bien même nous pourrions construire une machine qui « mime » le cerveau humain avec des centaines de milliers de processus graphiques, cela consommerait au moins 25 mégawatts. »
- Luc Julia dans « L’intelligence artificielle n’existe pas » fait une comparaison avec Deep Mind : « DeepMind consomme plus de 400 000 watts par heure juste pour jouer au go, alors que notre cerveau fonctionne avec seulement 20 watts par heure et peut effectuer bien d’autres tâches ».
Conclusion sur les risques de la numérisation
Son ouvrage se lit extrêmement bien et est source de multiples réflexions. À lire, donc ! Seule la première partie sur la révolution de mai 68 me semble un peu longue.
« Il faut dire que les temps ont changé » est édité chez Albin Michel. Dans cette interview sur France Culture, Daniel Cohen résume très bien son propos.
Jérôme Bondu
