Qui est l’ennemi ?
J’ai lu « Guerre économique – Qui est l’ennemi ». C’est une publication de l’École de guerre économique, via son centre de recherche 451. L’ouvrage est composé de plus de 20 articles, signés par Christian Harbulot, Ali Laïdi, Lucie Laurent, Nicolas Moinet, Maxime Renahy, des journalistes, philosophe et des historiens… Le livre a été écrit sous la direction de Christian Harbulot, Lucie Laurent et Nicolas Moinet.
Je précise comme à chaque fois que cette note de lecture n’est ni un résumé ni une synthèse. J’ai essayé de reprendre quelques éléments du livre. L’ensemble est intéressant, car il apporte un éclairage précis sur des questions compliquées. Dans la mesure où l’on considère que l’on est en guerre économique, il est en effet essentiel de se poser la question de l’ennemi.
Pour autant il ne faut pas attendre de réponse manichéenne à la question « Qui est l’ennemi ? » Comme l’explique Lucie Laurent, chargée de mission au Centre de Recherche 451 et cheville ouvrière de l’ouvrage, ce livre « n’a pas vocation à dresser une liste finie des ennemis, mais simplement de montrer que si on pose la question « Qui est l’ennemi » dans le contexte de la guerre économique, la réponse est multiple, mais aussi complexe. Multiple, car en réalité, nous n’avons presque que des ennemis. La notion d’amis en économique comme en géopolitique est à orientation variable. Complexe, car, par exemple, l’Allemagne nous pose problème sur l’énergie, mais nous ne dirions pas de manière brute que l’Allemagne est l’ennemie de la France sans préciser que cette rivalité se porte spécifiquement sur le nucléaire ».
La 4e de couverture va dans ce sens et évoque justement la multiplicité et la complexité des menaces : « Qui menace les intérêts français ? Pas toujours ceux que l’on croit : – des adversaires, mais aussi des alliés : États-Unis, Chine, Russie, Allemagne… – des mafias – des fonds d’investissement – des GAFAM … et même d’anciens hauts responsables français. »
Pouvoir désigner un ennemi
Le livre dresse un panorama des vecteurs de cette guerre économique : Guerre de l’information, espionnage économique, cyberattaques, guerres hybrides, démantèlement industriel, déstabilisations financières…
Dans son édito, Christian Harbulot (voir son interview sur la souveraineté numérique et sur la compétition économique) pointe plusieurs pays qui sont en offensive économique :
– Les États-Unis qui ne veulent pas perdre leur suprématie.
– La Chine qui cherche à devenir la première puissance mondiale.
– L’Allemagne, la Russie, le Royaume-Uni.
Nicolas Moinet et Raphaël Chauvancy (lire leur dernier livre) reprennent la vision du CEMA (Chef d’état-major des armées). Ce dernier critique la vision dualiste de monde qui stipule que nous serions en temps de paix ou de guerre. Cette vision doit être remplacée par le triptyque : compétition – contestation – affrontement. Trois situations qui se superposent « compliquant la lisibilité et la compréhension des relations internationales ». Ils disent plus loin « les Européens s’enferment dans une dualité primaire ami/ennemi incapable de rendre compte de la complexité du monde contemporain et de ses luttes à front renversé. L’idée de bloc occidental ou autre agit ainsi comme un sédatif cognitif ».
Panorama des ennemis
Christian Harbulot évoque le rôle ou plutôt l’instrumentalisation potentielle de la société civile. Société civile qui peut être un champ de conquête (ou un proxy) pour tous les ennemis de l’extérieur ou de l’intérieur.
Nicolas Ravailhe signe l’article « La Chine rivale systémique que l’Union européenne ». Il présente l’action conjointe des Pays-Bas et de l’Allemagne. « Les importations néerlandaises et l’excédent commercial allemand bloquent toutes tentatives en Europe pour se protéger de la Chine. » Le marché européen est présenté comme une véritable machine de « blanchiment » des importations néerlandaises.
L’article « La Russie en Afrique » présente clairement les manœuvres russes sur le continent africain.
L’article de Mathilde Fiquet « Bienvenue dans le royaume de Google » touche une corde sensible. L’auteure pointe le monopole de Google et invite les autorités à réagir. J’ai beaucoup écrit sur le sujet. On pourra par exemple lire :
Google manipule les résultats de son moteur de recherche.
Utilisation des opérateurs de recherche dans Google.
L’article de Patrice Touraine « L’offensive de l’industrie alimentaire californienne » explique que les acteurs américains de « l’agriculture cellulaire » s’appuient sur le triptyque plaisir, responsabilité, accessibilité pour valoriser leurs produits. Ils orchestrent en parallèle une critique systématique de la filière de la viande traditionnelle. Tandis qu’il y a une absence de débat sur les dangers potentiels de la « nourriture technologique ».
Lucie Laurent décrit dans « Le raid ukrainien » l’emprise des mafias sur des entreprises. Elle illustre son propos par l’exploitation d’une entreprise en Ukraine par une mafia locale, et les difficultés pour « récupérer » cette entreprise.
Maxime Renahy a crevé l’écran lors de son passage sur ThinkerView . Il signe avec Lucie Laurent un article clivant « La finance, cet ennemi qui ne sert que ses intérêts ». Il encourage les lanceurs d’alertes à ne pas avoir peur et à s’appuyer sur les soutiens de la société civile.
Une partie de l’élite fait sécession
Clément Fayol signe un article très intéressant « Naïveté coupable ou compromission. Quand une partie de l’élite fait sécession. » Il souligne l’absence de conscience stratégique de politiques, hauts fonctionnaires ou militaires. « Si les élites ne représentent plus qu’une sphère d’individus ne servant que leurs propres intérêts, et non ceux de leurs pays, ce ne sont plus des élites, mais des privilégiés ». Il évoque aussi les quelques « saboteurs et déserteurs » qui ont fait sécession ! Des mots durs…
Victor de Castro dans « Après la pandémie, pour une vision stratégique de la santé » établit un constat d’échec de l’approche néolibérale qui enfonce notre modèle de santé dans une spirale négative.
Ali Laïdi dans « Miroirs : briser le monopole vénitien » montre une France colbertiste et mercantiliste, agressive, pour qui la fin justifie les moyens. Ali signe aussi un article éclairant sur le parcours de Remy Thannberger « Un corsaire au service de la souveraineté économique ». Remy Thannberger a dirigé la société d’armement Manurhin avant son rachat par des capitaux étrangers. Il aurait fallu un effort minimal de la part de l’État (respecter une promesse d’achat) pour que la société reste française. On ne peut être qu’indigné par cette histoire. (voir sa conférence au Club IES et une présentation de son dernier livre « Le droit, nouvelle arme de guerre économique »)
Finalement … Qui est l’ennemi ?
En conclusion, il se dégage de ce livre deux types d’ennemis.
D’abord les ennemis externes :
- Dans lequel on retrouve naturellement les États concurrents : Les États-Unis, notamment par leur manipulation des opinions. La Chine présentée comme une rivale systémique de l’UE. La Russie, notamment sur le continent africain. Mais aussi des alliés, comme l’Allemagne, qui travaille contre l’autonomie énergétique française.
- Dans lequel on retrouve les autres puissances. À commencer par les géants de la tech américaine, avec Google en tête. Mais aussi une partie du monde de la finance.
Ensuite les ennemis internes :
- Dans lequel on retrouve une partie des élites françaises, qui fait preuve de naïveté coupable voire de compromission.
- Mais finalement, notre pire ennemi semble être notre difficulté collective à rentrer dans une logique d’affrontement. Il faut passer d’une logique : ami/ennemi à une logique : compétition – contestation – affrontement !
Ce jugement bien pesé nous invite à faire notre révolution copernicienne.
Comme l’explique Lucie Laurent « Finalement, poser la question « qui est l’ennemi ? » n’a pas pour objectif de nous faire voir des ennemis partout, mais de nous amener à réfléchir et poser les choses en calcul d’intérêts, et ce de manière lucide, y compris chez nos alliés, et concernant nos propres forces. »
Belles surprises
Pour finir de vous convaincre d’acheter ce livre, vous découvrirez au fil des pages de très belles surprises. Par exemple :
- Page 44 une superbe frise chronologique des manœuvres américaines d’affaiblissement de l’économie française.
- Page 54 une infographie de Philippe Baumard présentant les processus et finalités d’opérations de guerre de l’information.
- P 122 une bibliographie des ouvrages de référence.
- P 212 une boite à outils écrite par Lucie Laurent et Nicolas Moinet, pour l’aide à la prise de décision en cas de rapport de force délicat.
Enfin, il faut souligner le superbe travail iconographique et de mise en page d’un superbe ouvrage qui est facile à lire et riche d’enseignements.
Au final, c’est un très beau travail du Centre de Recherche 451 de l’École de Guerre Economique et de Lucie Laurent ! A lire…
Bonne lecture
Jérôme Bondu
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