J’ai beaucoup apprécié « Désinformation – enquête sur les fake news qui gouvernent le monde » d’Emmanuel Ostian. Je l’ai lu juste après « Les maitres de la manipulation » et « Petit Guide de contre-manipulation » ! Autant dire que je suis dans la série manipulation et contre manipulation. Et même si l’on retrouve quelques exemples communs, chaque auteur a sa manière de les traiter. Emmanuel Ostian est journaliste et reporter.
Je précise comme à chaque fois, que cette note de lecture n’est ni résumé ni une synthèse, mais plutôt une incitation à acheter et lire l’ouvrage. Cette note n’engage que moi. Les phrases entre guillemets sont de l’auteur.
En introduction, l’auteur oppose la démocratie et la pseudocratie, néologisme qui marque l’avènement du pouvoir du faux. Il définir tout au long de l’ouvrage les rouages de cette pseudocratie.
Facebook, les gilets jaunes et la désinformation
En début d’année 2018, Facebook change son algorithme de hiérarchisation des contenus. Facebook s’était fait précédemment attaquer pour sa participation aux campagnes de désinformation liées à l’élection de Trump et au Brexit. Plutôt que de faire la police sur les pages qui pourraient contenir des éléments de désinformation, Facebook va promouvoir les informations issues de ses « amis ». L’idée peut sembler louable. Mais les résultats vont être désastreux. La fondation Nieman va étudier l’impact de ces changements et relève que l’expression de la colère y fait un bond important.
Selon l’auteur « cette étude montre que, en changeant son algorithme, Facebook a d’abord et avant tout ouvert les vannes de l’exaspération. Et asséché les médias d’information ».
Deux phénomènes accélèrent la désinformation :
– Les biais de confirmation (cf Gérarld Bronner)
– La difficulté de contredire une fausse information
Cela va produire une bulle filtrante qui va expliquer en partie le développement du mouvement des gilets jaunes.
Exemples de manipulations géopolitiques
Emmanuel Ostian présente des célèbres cas de manipulations :
– Il introduit d’abord l’œuvre de Bernays. Ses enseignements seront malheureusement repris par Goebbels. J’y apprends au passage que l’aphorisme « Plus le mensonge est gros, plus il passe » est de ce dernier, et non pas de Pasqua. L’auteur dézingue au passage Freud (oncle de Bernays).
– Il présente l’agence Ruder Finn, et son jeu trouble dans la promotion des républiques de Croatie, de Bosnie et du Kossovo durant la guerre des Balkans. La grande fierté du patron de l’agence est d’avoir réussi à associer les Serbes à des nazis alors que durant la Seconde Guerre mondiale, la collaboration était clairement du côté des oustachis croates.
– Puis il présente le rôle de Hill & Knowlton (dont je parle un peu dans la note de lecture de Lobbytomie) dans les guerres du Golfe. Pour finir par le Brexit.
Outils de manipulations russes
L’auteur détaille l’organisation russe sur la désinformation, sous la houlette d’Evgueni Prigozhin :
– La ferme à trolls.
– Techniques de création de fausse identité, comme celle de Jenna Abrams.
– Les déboires de la journaliste finlandaise Jessika Aro qui en enquêté sur ces affaires.
L’auteur analyse la désinformation russe et les combats informationnels.
– Le chapitre commence par une citation savoureuse d’Edouard Herriot « Une vérité est un mensonge qui a longtemps servi ». Emmanuel Ostian souligne qu’Henriot a été brillamment manipulé par Staline pour masquer l’Holodomor, la grande famine en Ukraine.
– Pour diffuser de manière subtile les méfaits soviétiques, Alexandre de Marenches, ancien patron du SDECE, va fournir à l’écrivain Vladimir Volkoff des informations secrètes. Libre à lui de les adapter dans ses romans, et de les populariser.
– Emmanuel Ostian reprend aussi les faits d’armes de Sefton Delmer (pour l’Angleterre) et d’Ivan Agayan (pour l’URSS) auteur de l’opération Svastika de 1957 à 1960 qui visait à créer des incidents antisémites en Occident pour noircir l’image de l’Allemagne, réveiller les ardeurs nazies, et fissurer la cohésion européenne naissance. On peut se demander si la rumeur d’Orléans (1969) n’en est pas une résurgence. Il n’y a guère que les archives de Mitrokhin, ancien du KGB qui a fait défection à l’Ouest, ou celles d’Ion Pacepa, transfuge de Roumanie, pour mesurer la puissance de ces campagnes d’intoxication.
Montée de la crédulité
« Nous déposons de plus en plus la part raisonnable de nos cerveaux dans le hall d’entrée du grand univers numérique ». Nous entrons dans l’ère de la superstition. Et les exemples abondent :
– 21% des Français croient dans les théories du complot.
– 29% des Français estiment que « dans certaines circonstances, il est acceptable de déformer l’information pour les intérêts de l’État ».
– Développement des « smombies » contraction de smartphone et zombies.
– Un sondage de l’IFOP en 2017 indiquerait que 9% des Français pensent que la terre est plate.
– Voir la note de lecture de Gérald Bronner sur le sujet.
Erreurs cognitives
Emmanuel Ostian rappelle le témoignage très dur contre Facebook de Chamath Palihapitiya, et le fait que des pontes de la Silicon Valley mettent leurs enfants à la Waldorf School qui a banni les écrans jusqu’au lycée ! Le ton est donné : les GAFAM sont un Golgoth qui fonctionne à plein régime. « Dans ce maelström virtuel, la part de l’émotion et du futile est immense ». « Le web a vu émerger une race nouvelle d’humains omnipotents : les influenceurs ». Le Youtubeur le mieux payé au monde est un enfant de 8 huis que ses parents filment en train de déballer des cadeaux. Cette manière de promouvoir des produits et services n’est pas sans rappeler les hommes et femmes-sandwichs.
– Cette dynamique délétère se joue de nos erreurs cognitives, de nos carences, à commencer par la difficulté d’appréhender les nombres. Emmanuel Ostian fait un rappel très utile entre le risque relatif et le risque absolu. Je développe le raisonnement de l’auteur et vous rapporte ses chiffres : « Si un homme de 45 ans ou plus a 18% de chances supplémentaires d’avoir un enfant susceptible de faire une crise d’épilepsie » … est-ce inquiétant ? Voyons les chiffres. Un homme de moins de 30 ans possède 0,024% de risque. Un homme de plus de 45 ans aura lui 0,028% de risque. Soit bien 18% de plus… Mais en fait, pour un homme de moins de 30 ans, cela représente 24 enfants sur 100 000. Pour l’homme de plus de 45 ans, cela représente 28 enfants sur 100 000 ! CQFD.
– Il explore aussi notre difficulté à comprendre les messages de la science.
– Et enfin la confusion entre danger et risque…
La data au service des extrêmes
Emmanuel Ostian s’inquiète du développement des infox notamment portées par Trump et son avocat Rudy Giuliani, qui parmi les premiers, avait asséné que la « vérité n’est pas la vérité » ou plutôt qu’elle dépend de qui la dit, de comment on la regarde. La porte était ouverte aux faits alternatifs, dont Trump va se faire le champion. Il faut rappeler qu’entre le début de son mandat et fin 2018 il a généré publiquement 7645 affirmations fausses ou trompeuses. L’aventure de Robert Mercer, Steve Bannon et Trump est racontée sur plusieurs pages savoureuses. On y apprend un nouveau mot : l’anomie. « un sentiment d’aliénation lié à l’effacement des valeurs traditionnelles, qui mène à la peur et au repris sur soi ». L’auteur rappelle que l’alt-right reçoit le soutien des Russes, notamment via le trolling dont la ville de Vélès en Macédoine s’est fait une spécialité. On connait l’issue de tout cela.
La relève est assurée :
– Cambridge Analytica s’est transformée en une nouvelle société : Emerdata.
– D’autres structures se sont engouffrées dans la brèche. Ainsi Harris Media exploite le même filon et a travaillé avec le parti d’extrême droite allemand, Alternative für Deutschland AfD.
– Rebel Media, agence canadienne, continue le combat au profit de l’extrême droite.
– Whatsapp a été la courroie de transmission au Brésil, où Bolsonaro aurait dépensé plus de 12 millions d’euros pour l’envoi de centaines de millions de messages pour discréditer ses adversaires.
Focus sur le rôle de la presse
Le constat est amer de la part du journaliste « Nous avons perdu le signal. Mais nous avons aussi perdu le contact ». Plus loin « Les journalistes sont donc moins nombreux, moins payés, moins considérés, de plus en plus cornaqués, davantage attaqués, souvent découragés. On se demande à qui profite cet état de fait. »
La Chine et la désinformation
La question posée plus haut semble trouver une réponse dans ce chapitre : la Chine offre un nouveau de gestion des informations. L’auteur multiplie les exemples : la Chine bafoue la liberté d’expression, compte 176 millions de caméras de surveillance dans le pays, développe le système de crédit social (qui va de 350 à 950 points). Il cite aussi la repentance de Yang Kaili qui a osé chanter l’hymne national avec un bonnet fantaisie, jusqu’à la disparition du président d’Interpol, Meng Hongwei. Et le modèle de « l’empereur rouge » s’impose progressivement aux voisins : Cambodge, Vietnam, Thaïlande. Puis à l’Afrique. D’où une nouvelle question : Est-ce que la contagion va atteindre l’Occident ?
Plus que la désinformation il y a l’absence d’information
Ce chapitre est pratiquement entièrement consacré à un fait qu’Emmanuel Ostian a vécu de près, la destruction du DC9 en 1980, et qui illustre la profondeur de l’absence d’information.
La manipulation en profondeur avec les Deep fake
« Le monde entier a en accès libre la capacité de changer la perception des deux sens qui produisent le plus d’effet sur notre conscience : la vue et l’ouïe. » C’est une « arme de destruction massive » (expression que l’on retrouve dans le livre de David Colon). Les GAFAM sont les « fidèles serviteurs du chaos ! » Mais les solutions ne sont pas faciles à trouver : « le financement du fact-checking par les plateformes, c’est un peu comme si Kalachnikov sponsorisait la chirurgie de guerre ou McDonald’s la lutte contre l’obésité ».
Conclusion sur la désinformation
Emmanuel Ostian rappelle l’histoire des villages Potemkine. Des villages qui auraient été édifiés en carton pour satisfaire la grande Catherine lors d’un voyage en Crimée. Mais ce que relève l’auteur, et qui est bigrement savoureux, c’est que cette histoire a été forgée de toute pièce par un journaliste nommé Georg van Helbig, qui avait écarté de la tournée… Les villages Potemkine n’existaient pas. L’histoire est pleine de rebondissements, et on ne peut prédire qui va gagner, les trolls ou les défenseurs des Lumières numériques.
Bonne lecture !
Jérôme Bondu
Lire mes 100 autres notes de lecture. Et voir la cartographie de mes ouvrages préférés.
Vous pourrez aussi lire mes quatre notes de lecture du livre de David Colon :
- Billet 1 : Ivy Ledbetter Lee, George Creel, Albert Lasker, Edward Bernays, Joseph Goebbels
- Billet 2 : Ernest Dichter, Walt Disney, Frank Capra, David Ogilvy, Rosser Reeves, John W. Hill, Marcel Bleustein Blanchet, Lin Biao
- Billet 3 : Michel Bongrand, Karl Rove, B. J. Fogg, Mark Zuckerberg, Richard Thaler
- Billet 4 : Steve Bannon, Roger Ailes