La Jaune et la Rouge (revue des anciens de l’école polytechnique) a publié dans son numéro de décembre 2008 un dossier sur l’intelligence économique. Écoutons des anciens de polytechnique parler d’intelligence économique.
L’éditorial de Philippe Laurier (enseignant à l’X et coordinateur du dossier) présente l’intelligence économique comme la « fille de l’école polytechnique ». Il justifie cette assertion quelque peu osée en rappelant les rôles éminents de MM. Henri Martre et Bernard Esambert, ou des plus anciens de polytechnique comme Monge, qui a supervisé « l’espionnage technologique français des années 1780 à 1790 », Bétancourt ou Prony.
Spectre couvert par l’intelligence économique
Philippe Laurier, dans un premier article, écrit que « le spectre couvert par l’intelligence économique va du légal à l’illégal … ne serait-ce que pour s’en défendre. » Il s’en explique plus loin en insistant sur l’importance pour la défense de notre économie de prendre en compte toutes les formes d’atteintes possibles : « comment ne pas prendre en compte l’emprise de la Camorra sur l’industrie napolitaine, alors que des entreprises françaises y possèdent des filiales et négocient des contrats en gestion des eaux urbaines ? Comment oublier l’entrisme des sectes exotiques dans nos domaines nucléaires ou aérospatiaux, lorsque des pays « amis de la France » ont bâti de longue date des passerelles entre leurs sectes et leurs services de renseignements, en vue d’instrumentaliser des adeptes ou d’en convertir à l’intérieur des laboratoires cibles ».
Les concepts d’intelligence économique et de Défense sont dans cet article, intimement liés. Si vous voulez aller plus loin sur le sujet des attaques illégales, on pourra consulter avec profit les travaux de Christophe Stalla-Bourdillon qui a développé le thème de la légitime défense économique (où comment apporter une réponse légale à une attaque illégale).
Aveugler le décideur
Henri Martre, président d’honneur de l’Académie de l’IE place l’intelligence économique, comme outil de connaissance et d’anticipation au cœur de la stratégie d’entreprise. Il donne une liste des 10 écueils qui peuvent aveugler le décideur, d’où j’ai tiré les points suivants :
« Écarter l’information qui fâche.
Oublier les différences de civilisation.
Retenir l’information comme un bien personnel. »
La guerre économique est planétaire
Bernard Esambert assène dès le titre que la « guerre économique est planétaire », et le démontre en détaillant, d’une part les armes utilisées par les États (innovation, productivité, taux d’épargne, consensus social, éducation), puis les défenses (douanes, protections monétaires, …), et enfin les nations combattantes (Japon, États-Unis, Europe, Chine et Russie).
On pourra se demander quelle place occupe la France. M. Esambert répond qu’elle est alternativement (avec une périodicité d’environ 10 ans) dans le camp des nations combattantes puis dans le camp moins flatteur des nations légères et frivole.
Esambert explique avoir abondamment utilisé l’expression « guerre économique » notamment face aux élèves de l’X « en les qualifiant d’officiers de la guerre économique ». Cette expression n’est pas récente, précise-t-il, puisque dès 1900 Paul Louis, puis Maurras, Louis Renaud l’ont largement utilisée. Les amateurs d’une vision historique de l’intelligence économique pourront lire les 8 passionnants articles écrits par Jean-Pierre Bernat.
- Histoire de l’Intelligence économique (1/8): Sun Tzu
- Histoire de l’IE (2/8): Attila et la ligue hanséatique
- Histoire de l’IE (3/8): Le Japon et Venise
- Histoire de l’IE (4/8): De Richelieu à Bonaparte
- Histoire de l’IE (5/8): L’Angleterre victorienne
- Histoire de l’IE (6/8): Mao et la stratégie chinoise
- Histoire de l’IE (7/8): La guerre de l’info
- Histoire de l’IE (8/8): L’hyper connectivité
Mission Économique
Jean-Yves Bajon, ancien responsable de la Mission Économique de Tokyo, compare les systèmes d’appuis aux entreprises entre la France et le Japon. Au fil de son article, il rappelle « la concurrence historique et latente entre le réseau public d’une part (Ubifrance et les ME) et celui des chambres de commerce ». Bel exemple de déperdition d’énergie.
SGDN
Philippe Wolf, sous directeur télécommunication et réseaux sécurisés au sein du SGDN, décrit « trois théorèmes pour caractériser le cyberespace ». J’en retiens deux idées force « toutes les manipulations sont possibles sur les réseaux numériques ouverts » et la suite logique « seule une isolation physique permet d’assurer une vraie protection ».
Exalead
François Bourdoncle, fondateur d’Exalead, présente le rôle stratégique pris par les moteurs de recherche, qui ont complètement pénétré notre vie professionnelle et personnelle. Il explique que ces outils ne sont pas à l’abri de manipulations (par exemple la manipulation des résultats qui avantage telle ou telle structure), et esquisse ce qui sera le moteur demain (un moteur plus social, qui mettra en relation les internautes). Voir le moteur exalead et le site de la société.
Conseil en intelligence économique
Benoît Desforges, consultant, vante les cabinets de conseil en intelligence économique qui « apportent un éclairage unique ». Je ne peux que souscrire à son propos 😉 Dans un effet miroir par rapport à l’article « tout techno » du fondateur d’Exalead, cet article insiste lui essentiellement sur les réseaux humains pour la collecte et l’analyse des informations.
Douloureux retour à la réalité
Bernard Esambert revient dans le dossier avec le titre « Le nouveau sang des entreprises ». Avec la hauteur de vue qui le caractérise, il présente dans un schéma global des recommandations pour l’État et les entreprises françaises. Il propose par exemple que les entreprises consacrent 1% de leur CA « à la collecte de toutes les informations nécessaires à l’élaboration de leur stratégie de développement ! ». En réalité, M. Possin qui a travaillé sur l’Audit de l’intelligence économique nous dirait certainement que les entreprises dépensent probablement plus, mais que ces dépenses sont dispersées et n’apparaissent pas dans une ligne budgétaire dédiée.
M. Esambert veut mettre le lecteur en face de la réalité crue (voire cruelle) du monde actuel : « Nous combattions égoïstement pour notre confort de nantis. Il nous faudra désormais effectuer un douloureux retour à la réalité, celle de la misère du Sud. (…) L’histoire a pris le virage instable de la guerre économique».
Et en conclusion, il pose la question : « La planète a pris la route des choses plutôt que celle des esprits. Quelques humanistes de la grande compétition des temps modernes lui apporteront-ils cet impondérable qui donnerait au monde des marchands et des conquérants économiques un minimum de morale et de grâce ? »
Depuis la machine à vapeur à Farewell
Jean-Pierre Bouyssonne, ancien PDG de Thomson-CSF (aujourd’hui Thales) intervient sur l’éthique, et évoque notamment le problème des rétrocommissions.
Philippe Wolf revient sur internet et les problèmes de sécurité. Il a cette belle formule « La fausse sécurité constitue la substance même de l’illusion ».
Le dossier se finit par « quelques exemples concrets » d’intelligence économique, depuis l’invention de la machine à vapeur, jusqu’à l’affaire Farewell.
Anciens de polytechnique et intelligence économique
L’ensemble est passionnant à lire, et démontre que nos élites sont mieux sensibilisées au sujet de l’intelligence économique que nous aurions pu le penser. Je me hasarde néanmoins à faire un léger reproche à ce dossier : la parole n’a pas été donnée à des patrons de PME, véritables combattants opérationnels de l’IE. Seul François Bourdoncle, PDG d’Exalead, est dans cette catégorie, mais son article porte sur les moteurs et non sa pratique de la veille. Pour filer la métaphore de M. Esambert : si comme il le dit les élèves de l’X sont les officiers de la guerre économique, on peut dire que ce dossier a été rédigé par leurs généraux.
Ce petit bémol étant formulé, il faut souligner que l’ensemble est parfaitement orchestré, et qu’il est indéniable que l’X a joué un grand rôle dans la structuration de l’intelligence économique en France. On aimerait la voir plus encore sur le devant de la scène. Les anciens de polytechnique ont un véritable message en matière d’intelligence économique
Jérôme Bondu
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