J’ai lu « Technopolitique » de Asma Mhalla. Soustitré : Comment la technologie fait de nous des soldats.
Voici une note de lecture, personnelle, parcellaire, qui ne reflète pas mes idées, et encore moins celles des structures avec lesquelles je travaille, mais les idées de l’auteur.
Asma Mhalla
Spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech, Asma Mhalla est membre du LAP (Laboratoire d’Anthropologie Politique) de l’EHESS/CNRS et enseignante à Columbia GC, Sciences Po et l’École Polytechnique. Ses travaux portent notamment sur les nouvelles formes de pouvoir et de puissance entre États et Géants technologiques (BigTech) dans le champ civil et militaire (guerres hybrides), les enjeux démocratiques et de gouvernance des réseaux sociaux, les dimensions géopolitique et idéologique de l’IA ainsi que la souveraineté technologique.
Technopolitique
Dans les grandes largeurs, Asma Mhalla analyse la révolution numérique et ses impacts, autant économiques que politiques.
– Elle distingue deux entités, actuellement maitresses du jeu : les États-Unis et la Chine, qu’elle qualifie de BigState (in english in the texte). Et les GAFAM et BATXH, qu’elle qualifie de BigTech.
– Elle détaille précisément les leviers de puissance des BigTech, des liens avec les BigStates, de la relégation de l’Europe et in fine des dangers pour la démocratie.
– Partant de ce constat, elle appelle à la création d’un troisième pôle qui pourrait rééquilibrer cet échiquier : le BigCitizen. BigCitizen serait une incarnation des forces citoyennes, sous la forme d’ONG, d’organisations internationales…
Le sujet est passionnant, et la thèse d’Asma Mhalla intéressante. Cela touche de près nombre de préoccupations évoquées dans ce blog. Elle cherche à construire un modèle pour désamorcer les menaces.
Je détaille ci-dessous le plan du livre avec quelques bonnes citations. J’ai essayé de reproduire fidèlement la pensée de l’autrice.
Introduction : La technopolitique comme terrain de jeu
« En lien avec le BigState américain, les BigTech participent activement à la fabrique de la technopuissance étasunienne et se positionnent désormais comme bras armés technologiques de leur pays, à la fois dans le soft et le hard power ». Les BigTech sont devenus indispensables aux États-Unis dans la lutte contre la Chine. Même si les BigTech jouent un jeu dangereux et minent les ressorts de la démocratie.
1. Le siècle de la Technologie totale
Asma Mhalla présente les technologies numériques comme celles de l’hypervitesse et de la symbiose. L’hypervitesse se comprend bien. La symbiose souligne que ces outils mélangent ce qui auparavant était séparé : vrai et faux, réel et virtuel, public privé …
Les BigState et Big Tech ont le projet de « Technologie Totale », « ambition politique de contrôle, de pouvoir et de puissance ». L’autrice cite Shosha Zuboff dont j’ai chroniqué le livre « L’âge du capitalisme de surveillance » . Ensemble, ils maitrisent l’InfraSystème (infrastructures matérielles et immatérielles) et la MétaStructure (l’ensemble des données, l’espace immatériel). Ensemble, ils forment un panoptique technologique, mortifère pour la démocratie libérale.
2. Le Triptyque des Bigtech
Dans cette partie de Technopolitique, Asma Mhalla détaille notamment la puissance de feu technologique des BigTech, et fait une large description du système d’Elon Musk.
3. L’intelligence artificielle au cœur des batailles culturelles et idéologiques de la vallée
« En lieu et place des philosophes des Lumières, Altman, Musk ou Thiel revendiquent des valeurs qui peuvent paraitre proches : la liberté individuelle et la raison comme prérequis de tout arbitrage y compris philanthropique, le progrès technique comme solution à nos problèmes, universel chemin vers le bien des peuples »… La réalité est bien différente. On assiste plutôt à ce que Naomi Klein appelle un « Screen New Deal » « une mise en écran d’existences enfermées chez elles avec les écrans comme principal exutoire ».
4. Aux confins des réseaux sociaux
« Pour résumer, l’espace public s’est fait violemment « disrupter » et la démocratie s’est transformée en un gigantesque « marché des opinions ». Un marché dérégulé tirant sa valeur économique des principes de l’économie de l’attention ». À cela s’ajoute une militarisation des réseaux sociaux. J’avais d’ailleurs consacré une conférence du Club IES à ce sujet.
La Russie est dans le viseur de l’autrice. On pourra lire à ce propos mes notes sur l’internet russe et la note de lecture du Mage du Kremlin, ou de Toxic Data.
5. De la guerre cognitive en démocratie
« Nos cerveaux, et par conséquent nos esprits, apparaissent comme un sixième domaine militaire après la terre, la mer, l’espace, les airs et le cyberespace ».
L’autrice fait référence au livre « Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 ».
Le sujet est sensible, et l’Américaine Nita Farahany fait émerger un nouveau droit, celui de notre « intégrité mentale », qui devrait s’accompagner d’une nouvelle forme de sécurité, la « sécurité cognitive ». Nos cerveaux sont bien un champ de bataille.
6. Puissance n’est pas (toujours) pouvoir
Dans ce chapitre, Asma Mhalla explique que les deux entités BigState et BigTech ont besoin d’une de l’autre. « À l’ère de la Technologie Totale, public et privé ne sont plus toujours dissociables. Les BigTech sont désormais l’infrastructure informationnelle dont a besoin d’État pour poursuivre sa mission initiale ». « Les BigTech sont bel et bien une extension technologique et militaire de leur État ». L’autrice ne le cite pas, mais cela m’a fait penser au rôle joué par la « Compagnie anglaise des Indes orientales » au profit de l’Empire britannique.
7. La militarisation du monde
Asma Mhalla évoque notamment dans ce chapitre le protectionnisme des deux BigState, bien traité dans la note de lecture du livre d’Ali Laïdi « Histoire mondiale du protectionnisme ». On assiste à une militarisation du monde avec comme horizon possible une hyperguerre entre les grands blocs.
8. Le spectre de l’hyperguerre
Elle évoque le point de singularité militaire, qui « correspond au moment où le rythme des opérations, boosté par les super-algorithmes, dépasserait les capacités humaines ».
9. Naissance du complexe techno-militaire américain ?
Asma Mhalla traite des liens entre les BigTech et le monde militaire, et évoque l’émergence d’un complexe civilo-militaire, qui viendrait s’ajouter au complexe militaro-industriel dénoncé par Eisenhower en 1961.
10. La doctrine de l’information totale
Asma Mhalla dénonce un « édifice de surveillance généralisé » mis en place à la faveur des nouvelles Technopolitiques numériques. « Celles-ci donnent les moyens à des États affaiblis d’entrer à peu de frais, dans une nouvelle ère, celle de « l’information totale » au service d’une doctrine contre-insurrectionnelle dont les dispositifs, désormais automatisés, sont invisibilisés ». Aux BigTech la souveraineté fonctionnelle. Aux BigState la souveraineté territoriale. L’autrice craint un état de surveillance permanent, fortement dénoncé par des structures comme la Quadrature du Net.
Pourtant, Asma Mhalla voit tout cela comme l’occasion de réinterroger nos valeurs. Comme l’a fait Gérald Bronner dans son ouvrage « Apocalypse cognitive ». Un risque qui est aussi une chance.
11. Odyssée vers le futur
Pour finir, Asma Mhalla détaillé un projet idéal de création d’un troisième pôle, BigCitizen, et de cogouvernance entre Américains et Européens, avec les BigTech.
Elle cite en référence les philosophes des lumières, et esquisse un pacte néo-hobbessien qui permettrait de maîtriser le Léviathan à deux têtes (BigState et BigTech).
Bien sûr, elle détaille largement son projet. Par exemple, elle insiste sur la nécessaire éducation des citoyens, et sur la nécessité « d’apprendre à apprendre » (voir Charbonnier).
Nous devrions tous participer à la protection d’une nouvelle forme de démocratie. Ce faisant, Asma Mhalla militarise l’engagement citoyen.
Conclusion : entrer dans le nouveau siècle de la Technopolitique
L’autrice s’interroge : « La technologie pourrait-elle, aussi, être synonyme de liberté ? Oui, à condition que sa totalité soit gouvernée comme telle, qu’elle ne mute pas en un monstre totalisant. À condition qu’elle ne soit pas sa propre fin, mais un chemin vers autre chose de plus grand, de plus beau : la connaissance, la science, le progrès, pour tous ».
« Technopolitique » est édité au Seuil en 2023. Il y a beaucoup d’interviews sur YouTube. J’ai capturé l’image de l’autrice sur FranceInter.
Technopolitique est un livre à lire.
Jérôme Bondu