J’ai lu et beaucoup aimé « L’enfer numérique – voyage au bout d’un like ? » de Guillaume Pitron. Le livre est édité chez LLL (Les Liens qui Libèrent). Voici le second billet (lire le premier). Guillaume Pitron est journaliste et réalisateur de documentaires. J’avais déjà beaucoup aimé « La guerre de métaux rares ». Ce livre est dans la même lignée.
Expansion de l’univers numérique
Dans un raccourci intéressant, l’auteur explique qu’il y a eu trois vagues numériques : la première qui a connecté les ordinateurs entre eux, la deuxième les personnes, et la troisième (à venir) les objets. En 2030, certains estiment que ce seront 500 milliards d’objets qui seront connectés entre eux. Cela nécessitera l’adoption de la 5G. Or, comme à chaque fois qu’il y a eu une augmentation des réseaux (qu’ils soient autoroutiers, ferroviaires …) il y a eu une augmentation de l’utilisation de ses réseaux. Tout ceci tend à créer un univers numérique en expansion, et donc très consommateur d’énergie.
Guillaume Pitron développe notamment dans cette partie les problèmes liés aux voitures connectées. « Il faut en plus que les informations soient captées par une myriade de caméras, radars et autres sonars. Une voiture connectée peut en effet concentrer jusqu’à 150 calculateurs et produire, au bas mot, 25 giga-octets de données par heure » !! Et la voiture autonome me direz-vous ? Elles produiraient « compte tenu de leurs lidars et caméras produisant des images en ultra-haute définition, jusqu’à un giga-octet de données par seconde ». « Bref, il n’y a pas moins autonome qu’un véhicule autonome ». « Il y a un impensé dans les innovations » ! Mais tout est fait pour tranquilliser le conducteur, lui donnant l’illusion que les géants du numérique gèrent bien l’affaire. Il faut dire qu’ils nous ont habitués à nous materner, nous bercer, à force d’outils de captologie, et de création d’une dépendance à leur « matrice des manipulations ».
Quand les robots pollueront davantage que les humains
La finance est un domaine fortement numérisé. Et les fonds gérés en mode « pilote automatique » n’ont pas d’état d’âme, ils vont vers le plus rentable, et tant pis si c’est vers une industrie numérique fortement carbonée. « À l’évidence, la vague des fonds passifs accélère la crise climatique davantage qu’elle ne la résout, puisqu’elle « pompe des capitaux au profit des entreprises à forte intensité carbone » ».
Rappelant la tribune de Kissinger dans The Atlantic consacrée à l’Intelligence Artificielle, Guillaume Pitron explique que « la religion a permis, durant le Moyen Âge, de structurer notre compréhension de l’univers. Puis ce fut la Raison au XVIIIe siècle, l’Histoire au XIXe siècle et l’idéologie au XXe siècle. » Si nous confions notre compréhension de l’univers à une intelligence artificielle, nous retournons en arrière, dans le sens où n’avons aucune prise sur ces outils, et leurs décisions. Nous rentrons paradoxalement dans une nouvelle forme d’obscurantisme, de croyance aveugle.
Vingt mille tentacules sous les mers
Quand Al Gore évoque en 1993 les « autoroutes de l’information » l’expression est plutôt bien choisie. Car cette autoroute existe réellement, et est constituée des câbles optiques sous-marins, qui charrient 99% du trafic internet. Le transport des données file à 200 000 kilomètres par seconde. « La lumière, c’est de l’information ». Le monde du sans-fil, c’est celui de votre terminal connecté à votre box. La majeure partie du reste du réseau est bel et bien filaire.
À ce jeu-là, les GAFAM sont des acteurs majeurs.
Les enjeux sont énormes, comme le rappelle Guillaume Pitron, lorsqu’en 2010 la société Hibernia Atlantic pose un câble entre les bourses de New York et Londres pour gagner 5 millisecondes de transfert des transactions. Ces 300 millions de dollars d’investissement ont été rentabilisés.
Internet n’a pas vraiment aboli les distances et les frontières. Pour ceux qui gèrent le réseau, ce sont deux notions essentielles.
Les problèmes de l’enfer numérique sont donc bien identifiés
– Saturation du réseau, pénuries de capacité.
– Fragilités des goulets d’étranglement du réseau, tels les détroits empruntés par des quantités de câbles stratégiques, autant de points de défaillance potentiels (Alexandrie, détroits de Luçon ou Malacca).
– Rareté des câbles dans d’autres endroits.
– Déni de service par obstruction réglementaire, pénurie des ressources humaines pour maintenir le système.
– Impacts non maitrisés sur nos équilibres mentaux ou la sauvegarde de notre vie privée.
Géopolitique des infrastructures numériques
La Chine a bien sûr une feuille de route toute tracée, et développe un pendant à ses routes de la soie terrestre : une route de la soie numérique. L’empire du Milieu développe trois objectifs :
– Extension de ses intérêts économiques,
– Extension de son modèle politique. À titre d’exemple la société chinoise CloudWalk a vendu « ses logiciels de reconnaissance faciale au Zimbabwe cependant que son concurrent Yitu a proposé les siens aux autorités malaisiennes »…
– Protection de ses intérêts sécuritaires. Les stratèges du Parti communiste chinois (PCC) sont par ailleurs persuadés que « la lutte pour la maitrise de l’information déterminera l’issue de futurs conflits ». Et il n’y a bien que les Européens par avoir la naïveté de contre le contraire.
L’enfer numérique
Guillaume Pitron se fait plus mordant en fin d’ouvrage, il lâche les chiens, et cela fait du bien.
– Quand il reprend les déclarations chinoises sur les objectifs des routes de la soie digitales, dont l’objectif serait selon Pékin « le développement durable, la croissance verte et le bien-être humain » il réplique qu’il « faut en réalité être complètement idiot pour donner une once de crédit à ces onctueuses déclarations ».
– « Les divertissements numériques ne sont, au XXIe siècle, que la continuation de la guerre, par d’autres moyens ». Et plus loin il explique : « les données sont le nouveau carburant de ces éternels moteurs de l’histoire que l’on appelle la quête de puissance, de prestige, d’influence et de prospérité ». Il attaque dans ces quelques lignes la Chine. Mais je rajoute que l’on pourrait tout à fait viser pareillement l’empire numérique américain.
– La naïveté européenne est confondante. Ainsi le français Nexans ou l’anglais Global Marine auraient laissé partir leur savoir-faire dans la création ou les poses des câbles. « En une vingtaine d’années, Pékin a donc conduit avec succès une stratégie d’autonomie dans le secteur, ô combien critique des câbles optiques (…) Les Occidentaux ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes ».
– Il annonce que l’armée chinoise (ou des sociétés privées de sécurité chinoises) sera tôt ou tard dépêchée pour protéger les infrastructures numériques.
– Les Européens sont pris entre le marteau et l’enclume : « on est en train d’assister à une privatisation d’une partie d’Internet au profit de quelques acteurs sans que cela n’émeuve personne ».
Conclusion
En conclusion, il laisse notamment la parole au philosophe allemand Byung-Chul Han « ce nouveau média nous reprogramme sans que nous puissions saisir le changement de paradigme radical qu’il met en jeu ». Mais le dernier mot est de Gandhi « Soyez le changement que vous désirez voir en ce monde ». Guillaume Pitron présente bien ce qui est un enfer numérique.
nb : prochain rendez-vous du Club IES : révolution quantique – conséquence et souveraineté.
J’ai beaucoup aimé.
Pour aller au-delà de l’enfer numérique
- Guillaume Pitron cite à plusieurs reprises les livres de David Fayon, notamment « Géopolitique d’internet ».
- Cartographie des acteurs de la souveraineté numérique.
- Cartographie des ouvrages sur les GAFAM.
- Article d’Usbek & Rica : « Pourquoi il faut se défendre face aux GAFAM ».
- Voir d’autres notes de lecture sur l’intelligence économique …
Bonne lecture !
Jérôme Bondu
Source image : Wikimedia