Comment concilier jeu de GO et stratégie d’entreprise ? Ce billet est le compte rendu de la conférence de Farid Ben Malek sur le jeu de GO, organisée le jeudi 19 janvier 2006 par le Club IES. M. Ben Malek est consultant en stratégie, enseignant, expert APM, et champion de Jeu de Go. Il a été champion de France de Go en 1993, 1998, 2002 et est le vainqueur de l’Obayashi Cup en 1998. Compte rendu rédigé par Jérôme Bondu
Rappel historique du jeu de Go
Le jeu de Go a été inventé au Japon il y a environ 4000 ans, ce qui en fait le jeu le plus ancien encore pratiqué. Il aurait été inventé par un empereur pour former son fils à la stratégie. D’essence impériale (il fait partie des quatre arts sacrés impériaux avec la musique, la calligraphie et la peinture), longtemps réservé à l’aristocratie, ce jeu est encore aujourd’hui en Asie l’apanage des élites. Sun-Tse et Lao-tse ont été des joueurs de Go, et dans « l’Art de la Guerre », le lecteur pourra voir de nombreuses références au jeu. Son arrivée en Europe est assez tardive. Le premier club européen attesté date de 1895, et est austro-hongrois. En France, ce jeu est resté longtemps dans les cercles fermés des normaliens et polytechniciens qui se le sont approprié.
Chaque joueur dispose de pions noir (ou blanc) qu’il place afin de conquérir le territoire le plus vaste. Un territoire est acquis quand il est délimité par une série ininterrompue de pions de même couleur.
Les grands principes du jeu : jeu de GO et stratégie d’entreprise
Au travers de la présentation des règles du jeu, l’intervenant a mis en exergue un certain nombre de grands principes directeurs. Chacun de ces principes est tout à fait adapté à la stratégie d’entreprise et est en parfaite cohérence avec l’enseignement de l’IE.
Observer, encore observer et toujours observer
– Dans la pensée occidentale, on conceptualise un idéal que l’on cherche ensuite à atteindre. Dans la pensée orientale, c’est de l’observation de son environnement que le sage construira étape par étape son idéal. C’est le principe de « l’action par l’inaction ». Cette expression est éclairée par cette histoire contée par l’intervenant. Un sage est dans sa maison. Il ne fait rien, il attend. Cette position d’attente, lui permet de détecter une fissure naissante dans un des murs, et de la réparer avant qu’elle mette en péril l’équilibre de sa demeure. Le non sage s’active. Il réalise de nombreuses activités, qui l’éloignent de l’observation de son logis. Il ne voit pas la fissure naître, et elle finit par mettre en danger sa maison. De cette histoire se dégage l’idée que le monde est en perpétuel évolution, et que la meilleure des stratégies est faite de l’observation de ces évolutions et de leur accompagnement.
– L’IE rejoint le go dans l’enseignement que tout commence par l’observation. On trouvera dans « L’art de la guerre » le précepte « la guerre c’est le mensonge ». Il faut observer les forces de l’adversaire et mentir sur ses propres forces.
Concevoir une stratégie unique car chaque situation est nouvelle
– Chaque situation est unique : Le jeu de Go, se joue sur un « goban » où l’on compte 19 x 19 intersections. Deux joueurs s’opposent, l’un ayant des pions noirs l’autre des pions blancs. Il y a 361 « cases » (ou plutôt intersections) où l’on peut poser son pion en début de partie. Ce premier constat amène un premier enseignement : il y a tellement de coups possibles, qu’il est vain de vouloir théoriser des solutions, des réponses, ? Si aux échecs il y a des « entrées » ou des débuts de partie classiques, il n’en est pas de même au go.
– Cette idée trouve son pendant en stratégie, où il est important de garder à l’esprit qu’aucune matrice (BCG, MacKinsey, …) -aussi complexe soit elle- ne peut cerner complètement l’intégralité d’un problème. A titre d’illustration Clausewitz a dit « On ne peut théoriser la guerre ». Sous-entendu que la guerre, portant en elle une multitude d’éléments, ne souffre pas de conceptualisation. La stratégie se limite donc au choix le moins mauvais en limitant les erreurs qu’entraîne inévitablement la solution choisie.
Respecter l’adversaire
– L’anticipation est l’essence de la stratégie. Mais il est difficile de définir le fait d’anticiper. Au jeu de go, cela est parfaitement explicité. L’anticipation consiste en une observation fine de son adversaire pour le comprendre. La connaissance parfaite d’autrui permet l’empathie, et permet de se mettre à la place de son adversaire. L’objectif est de se mettre dans la peau de l’autre pour deviner ce qu’il va faire. Notre intervenant précise que la condition sine qua non de cette attitude est le respect de son adversaire. On ne peut se mettre à la place de l’autre si on ne le respecte pas. Le non-respect, empêche l’empathie, et donc l’anticipation.
– Dans le monde de l’entreprise, cette notion de respect de son concurrent est peu courante. Tout au plus, on dira qu’il ne faut jamais sous-estimer un concurrent, mais on est loin du respect que ce jeu recommande.
Accepter la coexistence avec l’adversaire
– Au jeu d’échec, la finalité est d’abattre un adversaire. Au jeu de Go, il est impossible de le détruire. Même en cas de victoire, les pions adverses sont toujours sur le goban. La coexistence remplace l’élimination. M. Ben Malek a fait une digression sur une différence inattendue entre le jeu de go et le jeu d’échec. De nombreux champions du jeu d’échec sont devenus fous. Cela n’est jamais arrivé pour le jeu chinois. Selon certains, cela serait dû à la différence de finalité. Pour l’un : l’objectif est de « tuer » l’adversaire. Pour l’autre, simplement de gagner la partie. L’adversaire n’étant pas « mort » mais ayant acquis un territoire moins vaste.
– La stratégie d’élimination d’un concurrent est souvent un leurre. Tuer un concurrent, même si c’est possible, coûte souvent trop cher. L’éthique n’entre pas en ligne de compte dans ce constat. Mais un simple calcul permet de se rendre compte de la vanité d’un comportement de ce type, où souvent les ego des dirigeants remplacent la stratégie.
Faire évoluer sa stratégie, se remettre en cause
– Le go enseigne que les « changements »ou ruptures de stratégie sont néfastes. Seules les « transformations » opérées suite à l’observation d’une modification de l’environnement sont bonnes.
– De même toute volte-face dans la ligne stratégique d’une entreprise est un aveu d’échec, et est toujours sujet à interprétation autant en interne qu’en externe.
Viser la victoire finale plus que le gain immédiat
– Sur le goban, on recherchera les groupes (de pions) forts et les groupes faibles, dans son jeu et celui de son adversaire. La notion de groupe de pièces prime sur la notion de pion, que l’on sacrifie sans remord. Car ce qui compte, c’est le sens que l’on donne à son jeu (à sa stratégie) plus que le gain immédiat.
– Cette dernière notion est d’une actualité particulièrement aiguë, dans un contexte où les entreprises sacrifient beaucoup au court terme. La mise en place d’une dynamique d’IE en faisant souvent les frais.
On ne peut qu’être séduit par la philosophie du go, et convaincu de l’utilité d’introduire certains de ces principes dans la construction des stratégies d’entreprise. L’association « jeu de go et stratégie d’entreprise » est en cela, tout à fait intéressante.
Pour en savoir plus sur jeu de GO et stratégie d’entreprise
- Site de Farid Ben Malek.
- Site de la fédération français de go.
- « L‘Art de la guerre » de Sun-Tse. Edition Hachette Littérature.
- On peut également mentionner le post Intelligence économique : les jeux au service de la stratégie (inter-ligere.fr), mentionnant la pertinence du couple jeu de GO et stratégie d’entreprise.
- Les autres comptes rendus des réunions du Club IES.
Jérôme Bondu