Quels liens entre espionnage et business ? Suite au billet Les pistes de tous les tiraillements , Jean-Jacques Cécile a posté un commentaire sur le blog. Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, je lui ai proposé de nous donner sa vision des relations entre entreprises privés et structures publiques dans le domaine de l’intelligence économique. En réponse, il propose à Inter-Ligere un extrait de son ouvrage « Espionnage business ». Le texte date de 2004, d’où certains changements dans les structures décrites, mais il reste d’actualité.
Voici ci-dessous un second billet issu de l’extrait (voir le premier billet).
Espionnage et business
Second extrait de son ouvrage, « Espionnage business », issu du paragraphe 3.8.
Sociétés spécialisées : vers une structuration de l’offre française
« Il n’y a pas si longtemps, le marché hexagonal était exclusivement aux mains d’aventuriers et les « services » ne dédaignaient nullement avoir occasionnellement recours à ces « affreux ». Ceux-ci présentaient en effet une caractéristique intéressante : ils avaient cela en commun avec les mouchoirs en papier qu’ils étaient jetables après usage. Bob Denard en sait quelque chose, lui qui, le 28 septembre 1995, s’offrit un dernier baroud d’honneur. A la tête d’un détachement de 33 mercenaires, il tenta ce jour là de prendre le contrôle des Comores en « déposant » le potentat local. Les circonstances dans lesquelles cette opération fut menée restent obscures. Selon certaines sources, la DGSE aurait été au courant de ce qui se tramait mais se serait abstenue d’intervenir. La personnalité de certains des mercenaires recrutés par le « corsaire de la République » est par ailleurs pour le moins de nature à susciter quelques interrogations : « deux au moins de ses hommes (…) sont de jeunes « anciens » du 11e régiment parachutiste de choc, l’unité d’élite du service Action de la DGSE (…). Deux autres (…) ont servi au 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine ; cette unité, affectée au commandement des opérations spéciales (…). L’opération des Comores possède assurément toutes les allures d’un coup tordu »[14]. Ce qui précède peut être interprété comme suit : la DGSE aurait « sous-traité » l’opération auprès de Bob Denard qui présentait l’avantage de pouvoir être désavoué en cas d’échec. C’est là une pratique courante.
L’offre française est en train de se structurer
Autrefois contrôlée, donc, par des aventuriers, l’offre française est en train de se structurer. Quoi que l’on en pense, cette évolution revêt un caractère incontournable dès lors qu’il s’agit d’affronter les majors anglo-saxonnes à la réputation fermement établie. Le Parlement, après avoir légiféré le 14 avril 2003 en matière de répression de l’activité mercenaire, pourrait récidiver afin d’encadrer les activités de ces private military companies à la française. L’initiative aurait en son temps bénéficié du soutien du général Henri Poncet alors chef du Commandement des opérations spéciales. Pourquoi ? « L’objectif semble être, d’une part, de fournir des débouchés à de «jeunes retraités» des forces spéciales, et d’autre part, de répondre à des besoins de plus en plus souvent exprimés par des Etats (et parfois des entreprises) qui souhaitent disposer de formateurs ou de «missionnaires» émanant des états-majors français, mais sans lien officiel avec Paris »[15]. Et le rédacteur de l’article de citer la société Secopex implantée à Carcassonne et entretenant des liens avérés avec le 3e Régiment de parachutistes d’infanterie de Marine encaserné dans la même ville. Les responsables de la jeune société sont en outre connus dans le Landerneau paramilitaire hexagonal pour clamer haut et fort avoir déposé en août 2003 auprès de l’Institut national de la propriété industrielle la marque « Société Militaire Privée » et ce, en vue semble-t-il de s’arroger un droit de regard sur la définition susceptible d’être accolée à ce qui n’était jusqu’alors qu’une expression[16]. Quoique juridiquement discutable, cette attitude témoigne à tout le moins d’une manière de clairvoyance : dans ce milieu où tous les coups sont permis, la guerre de l’information fait rage et qui néglige sciemment ou inconsciemment cet aspect des choses se place d’emblée en position de vulnérabilité. Pour enfoncer le clou, ces mêmes responsables de Secopex ont créé un groupe de discussion intitulé « Sociétés Militaires privées »[17].
Dans l’orbite immédiate des services d’espionnage
D’autres organismes commerciaux encore plus discrets existent dans l’orbite immédiate des services d’espionnage hexagonaux. C’est notamment le cas de Madelin SA spécialisée en matière de serrurerie et qui est généralement considérée comme étant « très proche des services de renseignement français »[18]. Rencontré sur le stand de la société dans le cadre du salon Milipol 2003, un représentant de Madelin SA a affirmé à l’auteur de cet ouvrage ne pas avoir recruté d’anciens de la Direction générale de la sécurité extérieure appartenant au service spécialisé dans le « ratissage » des chambres d’hôtels. Le même personnage a cependant précisé : « Nous travaillons beaucoup avec ces gens-là »[19]. Or, Madelin SA est estimée se situer dans le peloton de tête du secteur ; ses techniciens ont notamment développé des produits originaux « pensés pour faciliter une exécution clandestine (sans laisser la moindre trace sur les fermetures, et dans le laps de temps le plus rapide) »[20]. Le catalogue des cycles de formation organisés par la société est du reste très éloquent quant aux « talents » de ses emplo
yés. Intitulé « Les serrures à pompe », l’un des stages a pour but d’enseigner « le fonctionnement des différentes serrures à pompes et [à] appliquer une méthode d’ouverture non destructive : le crochetage »[21]. D’autres stages s’intéressent aux serrures d’automobiles, aux coffres-forts ou aux techniques d’empreinte sur cylindres à clés micropoints pour lesquels les enseignants de Madelin SA proposent des méthodes permettant d’en « ouvrir finement un grand nombre »[22]. Reste au commun des mortels à espérer que clients et stagiaires font l’objet d’une sélection répondant à des critères très stricts…
Barbouzes
L’intérêt qu’entretiennent les barbouzes envers les serrures plus ou moins réticentes n’est pas, on s’en doute, une particularité française : nous avons déjà évoqué le cas de la société Audio Intelligence Devices mais les spéciaux de l’Oncle Sam peuvent également compter sur Technical Surveillance Sciences Incorporated qui vient de se voir accorder un contrat de la part du commandement des opérations spéciales américain, l’United States Special Operations Command. Les leçons de « surveillance par moyens techniques » que la société est censée inculquer aux soldats d’élite de l’USSOCOM sous couvert de ce contrat incluent en effet l’art de la serrurerie appliqué au vol de véhicule puisqu’il est également question d’étudier « différentes configurations de câblages de circuits électriques et de colonnes de direction »[23]. »
Jean-Jacques Cécile
Extrait de l’ouvrage : Espionnage business
Notes :
[14] Paul Guéret, « Affaire des Comores – Les secrets d’un coup tordu », Le Point, 6 janvier 1996, p. 38.[15] « Société militaire privée en France », Intelligence Online n°456, 4 juillet 2003, p. 3.
[16] « Re : Définition SMP sur Wikipedia (modifié par Jean-Baptiste Soufron) », & « Secopex (deuxième partie) »; accédés le 19 octobre 2004.
[17] http://fr.groups.yahoo.com/group/SMP-france/. (Note : lien brisé)
[18] « Les artisans multicartes de l’intrusion », Le Monde du Renseignement n°374, 20 janvier 2000, p. 2.
[19] Entretien avec l’auteur, 21 novembre 2003.
[20] « Les artisans multicartes de l’intrusion », op. cit.
[21] « Journées techniques de formation réservées aux professionnels de la serrurerie », catalogue de formations de Madelin SA, 2004, p. 11.
[22] Ibid., p.5.
[23] « Special Operations Command Surveillance Training », http://cryptome.org/soc-ts.htm, 20 octobre 2004 (lien brisé).
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